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Comme si la mort au travail était acceptable...


Les candidats à la présidentielle veulent redorer la « valeur travail » sans jamais faire le lien avec la santé publique.

Par Annie Thébaud Mony, sociologue, directrice de recherche à l’Inserm. Elle vient de publier : Travailler peut nuire gravement à votre santé, Paris, La Découverte, 2007.

Incantatoires références à la « valeur travail »… Les décideurs ne regardent ni ce que la notion de travail recouvre vraiment, ni ce que sont réellement les conditions de travail sur le terrain. Depuis plusieurs années, l’obligation de travail a été transformée en obligation de résultats, sans donner au travailleur la possibilité de négocier les moyens d’obtenir ces résultats. On en constate aujourd’hui sans cesse les conséquences. Les récents suicides dans l’industrie automobile sont symptomatiques de cette évolution. Tout comme le suicide d’un jeune intérimaire auquel j’ai été personnellement confrontée lors d’une enquête. Il était pris dans l’étau de la sous-traitance du nucléaire. À un moment donné, il n’a plus vu d’autre moyen que de se suicider pour dire sa résistance : « Puisque je n’ai plus les moyens de changer la situation, puisque je n’ai plus prise sur la réalité, je me sauve de cette condition-là. »

Cette obligation de résultat fait partie du leitmotiv de la baisse des coûts du travail. Un exemple récent : Airbus et l’aérospatiale. La situation est absurde : le groupe a du retard dans la livraison de ses avions. A priori, ce n’est pas un problème d’effectifs. Pourtant, le groupe décide de réduire les effectifs. On peut formuler l’hypothèse que ces retards sont dus à la « désorganisation du travail » liée à la sous-traitance en cascade de ce secteur qui place souvent les salariés dans des situations très difficiles à gérer.

L’accroissement de la sous-traitance est l’une des évolutions les plus inquiétantes de ces dernières années : en bout de chaîne, de faux « indépendants » doivent concilier l’inconciliable : objectifs financiers, délais et conditions de travail. On rogne sur tout, et en particulier sur le respect des normes de sécurité. Pas question par exemple de substituer des produits non toxiques plus chers à des produits cancérigènes. À un ouvrier des travaux publics qui réclame un harnais pour descendre dans un trou de 5 mètres, on répond que s’il refuse de descendre sans ce harnais, il n’aura pas sa prime de fin d’année. C’est à prendre ou à laisser. L’emploi et la prime, ou la santé. Contrairement aux discours, le travail est justement l’angle mort de la santé publique. Pourtant, selon les chiffres du ministère du Travail et de l’assurance maladie, on compte deux morts par jour dus à des accidents du travail, 8 dus à l’amiante. : l’employeur se donne le pouvoir de vie ou de mort sur ses subalternes. Cette mise en danger de la vie d’autrui est délibérée et consciente en ce qui concerne les produits toxiques. Il est incroyable qu’en France, le ministère du Travail puisse publier un rapport, l’enquête Summer 2003, qui montre que deux millions et demi de salariés sont exposés chaque jour dans leur travail à des cocktails de cancérogènes, et qu’il n’envoie pas des inspecteurs du travail sanctionner les employeurs et les contraindre à substituer à ces substances d’autres produits non toxiques. C’est un calcul cynique : les dégâts sur la santé ne se verront que dans dix, vingt ou trente ans. L’employeur ne sera pas inquiété.

Après une enquête sur le désamiantage, Le ministre du travail note que 70 % des chantiers ne sont pas aux normes… Il ne parle que « d’anomalies » et non pas d’infractions ! Le droit à la vie, lorsqu’on est dans l’espace du travail, n’existe plus. Pourtant, exposer des gens à l’amiante, c’est savoir qu’une partie d’entre eux aura un cancer. Et dans ces conditions, le décès par cancer est un homicide qui devrait relever du pénal ! Tout se passe aujourd’hui comme si la mort au travail était une mort acceptable.

Certaines politiques publiques de l’emploi, du travail et de la santé ont permis la mise en place de nouvelles formes d’asservissement. Prenez les ouvriers agricoles salariés sur les domaines du sud de la France ou les travailleurs des chantiers navals de Saint-Nazaire : trois lois ont autorisé ces situations. La loi sur les accidents du travail de 1898 a fait le choix d’une logique assurantielle : les victimes ont droit à l’indemnisation sans que ce droit ne soit assorti d’une obligation effective de prévention. On individualise la santé au travail, on l’enferme dans un contrat assureur/assuré entre l’employeur et l’employé. Comme si l’accident du travail n’était plus un homicide, mais une fatalité, un coup du sort. Comme un simple dégât des eaux. « Ce sont les risques du métier », entend-on souvent. On oublie que ce ne sont pas les métiers, mais les choix d’organisation du travail qui tuent. Bien plus tard, la loi de 1972 a légalisé le travail temporaire, alors que depuis 1848, une loi interdisait le marchandage de main-d’œuvre (c’est-à-dire le fait de « louer » des salariés à une autre entreprise). Censée encadrer l’intérim en le réservant à des tâches ponctuelles, elle a en fait permis d’employer des travailleurs temporaires pour des travaux systématiques et permanents dans la maintenance nucléaire, la construction automobile, la sidérurgie… La réglementation de la sous-traitance, enfin, a été un extraordinaire appel d’air pour permettre le développement du marchandage de main-d’œuvre. La loi de 1898 a écarté les poursuites pénales au profit de l’indemnisation (même si en théorie, un salarié peut poursuivre son employeur après un accident du travail), la deuxième a flexibilisé et la troisième a « invisibilisé » les risques : on ne retrouve plus les responsables dans l’enchevêtrement de sous-traitants.

Pour lutter contre cette impunité revendiquée par les employeurs, il faudrait donc replacer la santé au travail dans une perspective pénale. Si le droit pénal ne joue pas son rôle, nos sociétés risquent la privatisation de la santé des travailleurs. Celle-ci devient la propriété de leurs employeurs. J’en appelle à la création d’un tribunal pénal international sur le travail. En France, l’obligation pour l’employeur de maintenir les ateliers dans un état de propreté qui ne porte pas atteinte à la santé de ses salariés date de 1893. Plus d’un siècle après, ce texte n’est toujours pas appliqué, ni l’employeur sanctionné ! On les voit devenir vertueux à l’occasion de l’interdiction du tabac dans les entreprises… il serait temps de voir la même chose à propos des expositions professionnelles à des produits cancérigènes. Mais le droit national ne suffit pas. On l’a vu avec l’affaire du porte-avion Clémenceau. Nous savons que 15 % des travailleurs de la plage d’Alang en Inde, où devait s’échouer le navire, sont atteints de maladies liées à l’amiante. Mais les pays riches continuent d’y envoyer leurs bateaux à désamianter parce que cela leur coûte moins cher… De la même manière, continuer à produire de l’amiante en Inde ou au Brésil, c’est savoir délibérément qu’on va tuer des gens. Il faut une réponse internationale à ces situations. En Italie, un juge d’instruction a ouvert une enquête sur les dirigeants suisses de la société Eternit à propos de décès de ses salariés. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle concerne des salariés italiens des usines implantées en Italie comme des migrants italiens qui ont travaillé en Suisse. Le procès de Turin sera-t-il le premier procès pénal international lié au travail ? Autre avancée, le Québec a rétabli en 2004 la notion de criminalité dans les accidents du travail.

En France, on en est loin. Il a fallu 20 ans pour que l’amiante soit interdite, en 1997. On pouvait espérer que cette prise de conscience ouvrirait à nouveau la question du procès pénal. En fait, le débat n’a eu lieu que sur l’indemnisation. La remise en cause des employeurs et des industries va tellement à l’encontre des valeurs de notre société. L’État ne se considère pas au service de la protection des droits de l’homme, mais de celle des droits des industriels et des actionnaires à faire des profits. Il suffit de souligner les profits record de Total alors que les victimes d’AZF Toulouse et de l’Erika ne sont pas indemnisées.

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